Tous les médias ont été mobilisés ces derniers jours par le drame économique et social que vivent la région liégeoise et la Wallonie tout entière.
En sautant d’un article à l’autre, j’ai eu mon attention attirée par un article du Soir du 25 janvier 2013 (signé Joan Condijts) consacré à une opération financière du Groupe Bruxelles-Lambert qui semble être le début d’un désengagement d’Albert Frère de Suez.
C’est selon Hans D’Haese, analyste chez Degroof, cité dans l’article, l’occasion aussi pour Albert Frère et son holding de pouvoir mobiliser à terme plus de trois milliards d’euros en capacité d'investissement.
Je me suis pris à rêver : Albert Frère aurait-il l’intention d’investir à Liège pour maintenir les productions en cours et améliorer ce qui peut l’être, pour répondre à une demande qui existe toujours pour les produits performants liégeois et dans l’attente d’une conjoncture meilleure ? N’a-t-il pas les moyens, lui, de négocier d’égal à égal avec Mittal ou avec un autre industriel ?
Finalement, ne serait-ce pas un juste retour des choses pour Albert Frère qui a bâti sa fortune comme commercial incontournable dans la sidérurgie – une rente de situation, en quelque sorte - pour vendre ensuite à bon prix ses parts dans la sidérurgie?
(Les métallos liégeois n'ont pas dit leur dernier mot...)
On ne rappellera jamais assez que l’histoire de la sidérurgie wallonne depuis les années 60 n'est qu'une longue succession de mécomptes, d'absences de vision, de coups fourrés et d’erreurs stratégiques de la part de grands financiers et industriels peu soucieux de l’intérêt général !
Xavier Mabille souligne dans sa « Nouvelle histoire politique de la Belgique » (Editions du CRISP) combien le grand patronat sidérurgiste et la Société Générale de Belgique ont eu dans les années 60 et suivantes une lourde responsabilité dans la déglingue de la sidérurgie.
Xavier Mabille : « On peut attribuer les problèmes structurels de la sidérurgie à une multiplicité de facteurs : son orientation commerciale, l'offre étant celle d'une gamme de produits banals et exposée à forte concurrence ; son mode de financement, le recours à l'emprunt entraînant des charges financières considérables ; son outillage, l’âge des installations n'étant pas à même de compenser les handicaps commerciaux et financiers. »
Et ce sont bien sûr les pouvoirs publics qui ont dû intervenir – non sans commettre eux aussi des erreurs stratégiques - pour assumer de lourds investissements et restructurations, et chaque fois dans des circonstances défensives où finalement le public suppléait aux carences du privé et en assumait les dettes…
A la suite du désengagement de la Société Générale de Belgique et d'Albert Frère, l’Etat, via les secteurs nationaux, est devenu propriétaire de Cockerill-Sambre, début des années 80.
Ensuite, régionalisation oblige, c'est la Région wallonne qui prend le contrôle de Cockerill-Sambre via une société publique, une société dont elle cédera plus de la moitié du capital à la société française Usinor en 1998 et le reste sauf quelques % à Arcelor ensuite. La Région wallonne n'avait plus de quoi peser sur la conduite de la société lorsqu'elle deviendra la propriété de Mittal en 2006.
Et tout cela, sur fond de méfiance à l’égard de l’initiative publique et de querelles communautaires …
C’est le moins que l’on puisse dire : le contexte idéologique et normatif aussi bien européen que belge était et est toujours peu propice à des initiatives publiques ou à un contrôle public sur un secteur industriel (sans compter que pour décider, il faut une majorité politique…).
Et pourtant, il y a des exceptions chez nous et même en Allemagne !
Ah ! Les sacro-saintes lois du marché et de la concurrence, la croyance inconditionnelle en l'efficacité du secteur privé, dans le dogme du libre-échange et dans les effets bénéfiques de la libéralisation tous azimuts du commerce mondial !
Rien d’autre qu’une idéologie néolibérale bien assimilée par une Union européenne dont certains ne manqueront pas de rappeler que les bases ont aussi été portées par les socialistes…
Il y a 25 ans, De Benedetti tentait de prendre le contrôle de la Société Générale de Belgique, laquelle s’est jetée dans les bras de Suez entraînant dans son sillage des fleurons de l’industrie et de la finance belges.
Le Professeur Eric De Keuleneer a rappelé dans le Soir du 22 janvier 2013 les erreurs stratégiques des grands patrons industriels et financiers belges dans les années 80 et 90.
Eric De Keuleneer : « Le patronat belge et avant tout la Fédération des entreprises de Belgique (…) a préféré, pendant les années nonante, défendre certains de ses membres plutôt que l’intérêt général. (…)
Le patronat belge aurait dû être plus réceptif aux mesures possibles et largement répandues dans de nombreux pays pour assurer l’indépendance des entreprises. Petrofina, Tractebel ou les AG se battaient pour cette indépendance mais cela allait à l’encontre des milieux plus traditionnels du capitalisme belge qui étaient les patrons des grands holdings. »
Et encore : « Le drame de la Belgique est que, sous pression d’Albert Frère et de Suez, et à cause de la faiblesse d’analyse du patronat, on a choisi de défendre l’idée d’un actionnaire de référence.
On peut faire une erreur de diagnostic mais persévérer comme on l’a fait et permettre à Frère et Suez d’utiliser cette notion d’actionnariat de référence, d’« ancrage belge » dont ils se gargarisaient, pour vendre et rançonner les entreprises, c’est malheureux. Frère et Suez ont pillé l’industrie belge. »
Sans commentaire...
Dans le Soir des 22 et 23 décembre 2012, Jean-Pierre Hansen, l’ex-patron d’Electrabel, s’épanche à propos de la crise financière et économique des dernières années : « Tout le monde a fauté, envoûté par le marché. »
Et encore : « Faut-il faire en sorte de concilier trois choses : l'efficacité, la modération et le sens du collectif ? Oui. Et c'est pour moi le rôle du politique. »
Et ce n'est pas fini. À la question « les patrons ne sont pas les gros coupables, cela vous arrange ? », Il répond : « la société est plus compliquée que cela. Tout le monde se trompe. Il n'y a pas de coupable. Beaucoup de gens étaient actifs dans un monde irréel que l'air du temps, depuis 80, avait créé. »
On croit rêver…
Sans négliger le rôle régulateur essentiel du pouvoir politique, j'ai toujours pensé que dans un monde où dominent les intérêts des grands groupes industriels et financiers, ces derniers avaient une responsabilité citoyenne supérieure à nulle autre…
Certes, il y a la mondialisation, la concurrence des pays émergents, l’absence de politique industrielle européenne, la rapacité de Mittal, etc., etc.
Mais il y a aussi les violentes mesures d’austérité prises ces dernières années avec leurs effets désastreux : appauvrissement de la population, réduction de la consommation des ménages et, par voie de conséquence, diminution de la production industrielle et des recettes des Etats.
Même le FMI a sous-estimé l'importance de l'impact des mesures d'austérité sur la diminution de la richesse d'un pays.
Des économistes criaient pourtant casse-cou depuis des années ! Ils n’ont pas été suffisamment relayés par les partis socialistes, quels qu’ils soient.
Il y a quelques jours, dénonçant la décision de Mittal de fermer 7 lignes de production sur 12, Thierry Giet écrit : « Plus que jamais, Cockerill sombre, et Mittal nous offre son vrai visage : un capitalisme sans foi ni loi. »
Le capitalisme – d’aujourd’hui en particulier - peut-il se présenter autrement quand seul le plus grand profit est son moteur?
Fin janvier 2013, nous avons eu droit à une déclaration conjointe du Gouvernement wallon et d’une délégation de représentants des travailleurs d’ArcelorMittal.
On y lit notamment que le Gouvernement se montre déterminé dans la poursuite de l'objectif relatif à la reprise de l'activité industrielle sur l'ensemble des outils du bassin sidérurgique liégeois.
Et aussi : « Les syndicats et représentants gouvernementaux soutiendront les initiatives créant de nouveaux instruments juridiques permettant à l'échelon fédéral de se saisir de propriétés industrielles vouées à la fermeture. »
Intéressant même s’il ne faut pas trop attendre du Fédéral… Sans doute, la Wallonie a-t-elle aussi à réviser sa législation et à se doter de nouveaux instruments juridiques…
J.G., 1er février 2013
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